Dans le métro

par Charlotte

       La vie veut me tuer. Un jour, j’ai dû lui déplaire ; depuis, elle veut ma mort.

Aujourd’hui était comme hier, hier comme avant-hier et avant-hier comme demain. Ce n’est pas un problème : la répétition, c’est l’éternité. Mon problème s’appelle Conscience. La vie m’en a donné beaucoup, trop pour mes capacités – non que je sois un incapable. C’est pire : je suis une petite main. Je ne porte pas en moi un atome de rébellion, pas plus qu’un atome d’adhésion, à quoi que ce soit. Et c’est très bien. Seulement, la vie m’a donné de quoi voir haut. Et elle se venge en me laissant tout en bas. Je dois donc vivre comme un homme, médiocrement, avec Conscience. Je n’ai pas le choix. C’est ma malédiction. Alors, je vis. Je travaille. Je mange. Je travaille. Je vis encore. Je regarde l’heure. Je mange. Je me lave. Je fais la vaisselle. Le ménage. Je m’occupe. Je me soigne. Je vis toujours. Je bois. Je mange. Je sors. Je travaille. Et il en sera ainsi jusqu’à ce que ça s’arrête et que je n’ai plus à travailler, à boire, ni à manger pour vivre.

            Ce matin donc était un matin, comme le sont mes matins. C’est-à-dire un matin qui n’aspire qu’à fuir au plus vite vers la nuit. La mélodie ironiquement guillerette de mon téléphone portable a ouvert mes yeux. J’ai glissé hors du lit, mû par la fatigue d’avoir à subir l’exaspération de mes collègues si j’étais en retard. Avant de me décider à sortir, j’ai bu deux cafés, fumé deux cigarettes, et avalé deux Xanax. Puis finalement, je me suis habillé et j’ai vécu. J’ai dit « bonjour » et « au revoir ». Pas beaucoup plus.

        Mon métier consiste à déplacer des cartons, les vider, les mettre à plat. Ensuite, je range leur contenu, des articles de mode, et je les déplace toute la journée pour qu’ils soient toujours classés par ordre de référence. Je les bipe, je les étiquette, je les dérange puis les range à nouveau. Ma vie est l’expérimentation concrète des idées de Taylor et de Ford. La transformation d’idées aussi pragmatiques, logiques, fonctionnelles que les leurs, en une réalité aussi absurde sur le terrain, est le mystère de ma vie. Un mystère qui me laisse vide. Et là-dessus, je ne voudrais pas laisser à un hypothétique interlocuteur la possibilité d’une mauvaise interprétation : mon travail n’est sujet ni à esprit ni à humour. C’est d’ailleurs un de ses avantages : il ne triche pas. Il est le paroxysme du pragmatisme : aucune fuite spirituelle ne peut l’altérer. Les errances du « développement personnel » me sont épargnées. Il faut vider des cartons pour qu’il y ait toujours de l’offre en boutique, pour que des gens achètent et que je puisse recevoir mon salaire. Ça ne me « développe » pas, ça ne me grandit pas. Ça ne m’épanouit pas. Ça ne m’amuse pas. Ça ne me dérange pas. Les managers qui voudraient me faire croire qu’en déplaçant des cartons, je participe à la victoire de l’entreprise sur la crise économique, et qu’il y aurait là de quoi vibrer de fierté,  insultent mon intelligence. Et bien que l’intelligence soit un poison, c’est grâce à elle justement que je peux déplacer des cartons, manger et dormir  sans discontinuer. Sans perdre pied. Sans regret et sans espoir. Il a fallu se ranger, avec les autres marchandises, sur le marché de l’emploi. Alors je me suis rangé. Là où il y avait de la place ; là où il fallait être pour qu’aujourd’hui soit comme hier, hier comme demain et qu’on ne s’entretue pas les uns les autres. Je n’ai pas eu le choix, je l’accepte, je le comprends.

       Sortir du travail est la faille qui résume toute mon existence. C’est le moment le plus difficile pour moi, car c’est celui où je suis obligé de me réveiller. Je travaille en sous-sol avec l’air conditionné. Etre dehors est un choc, une naissance. Le vertige est si violent que j’ai du mal à respirer. Je vois souvent la nuit, en été, la fin du jour. Un petit bout de ciel entre les immeubles, je sens le vent rentrer dans mes narines, la pluie aussi souvent.  La réalité fracasse les verrous de ma conscience et je me demande ce que j’ai bien pu faire à la vie. La liberté partielle est une torture ; l’esclavage sans doute est plus paisible. Mais je n’ai pas le droit de penser ça.

Quand je sors du travail, je nais et les nourrissons savent que ce n’est pas agréable. Il y a de la foule, du bruit et beaucoup de lumières, surtout la nuit. Je vois Paris et toutes ces choses que je déteste. Et je pense à ailleurs, car là-bas, rien de tout ce que je connais n’existe. Au Sahara. Au Sahara, les feux rouges et la foule n’existent pas. Les grands magasins pas plus que les embouteillages. Rêver au Sahara est une douleur apaisante, une forme de nostalgie de mon humanité profonde certainement. Ici, le désert, le sable et les étoiles ne sont que des idées. Pour les gens de là-bas, moi ici, je ne vis que dans des idées. Mon cœur s’arrête et j’ai envie de pleurer. Quel soulagement que ma vie, la seule que je connaisse, puisse n’être que pensée. Mais je suis toujours là, sur le boulevard Hausmann pris dans un torrent de Japonais, de Néerlandais, de Moyen-Orientaux, de jeunes, de vieux, de gens beaux et de gens laids et il faut absolument aller quelque part. Alors je marche, je suis mes jambes, qui de toute évidence n’ont enregistrées qu’un seul trajet : le retour à la couette.

Je déteste le métro. Mais tous les soirs, je disparais de la surface, avalé par la bouche Opéra. Je descends les escaliers, je vois la ville s’élever vers les nuages et juste avant qu’elle ne soit cachée par le plafond de la station, je lui fais toujours mes adieux. Sans joie, ni tristesse ; simplement au cas où. Je m’aventure dans la grotte urbaine, pleine de carrelage, de plastique, de goudron, de fer et de chair humaine. L’odeur des corps mélangés, de la modernité, de la pisse m’immergent immédiatement dans les égouts du progrès : le métro. Et je retiens les chevaux du dégout lorsqu’en marche vers le quai direction Créteil-Préfecture, une vielle femme exhibe ses moignons pour une pièce. Plus loin, il faut traverser le nuage des effluves d’un corps échoué sur un rang de chaises ; je sens mon corps porter ce parfum en puissance, à chaque pas, je pourris un peu plus. Je n’ai pas le temps d’attendre, le serpent de métal surgit déjà du tunnel et je l’emprunte. Dans ses intestins, nous ressemblons à des bactéries, certains, même, à des tumeurs.

            Je suis debout. Sous les semelles de mes chaussures, un sol intermédiaire se dérobe à la terre ferme ; j’ai le soutien glacial d’une barre en titane, sur laquelle ma main cramponnée embrasse les sueurs froides de doigts précédents. La vitesse balance mon buste de gauche à droite comme une pendule battant les secondes étranges des profondeurs. Je pense aux Indiens d’Amérique. Pour les Indiens d’Amérique, je suis en Enfer. Je suis immobile, tétanisé par l’impétuosité de la bête électrique. Le vacarme contamine mon esprit ; l’ombre de Paris m’a déjà digéré, je suis, moi aussi, l’ombre mécanique.

          J’entends un gémissement, je vois une forme  édentée qui mendie. Les rats ont rongé sa peau, la foule peut admirer son œuvre. Il reprend le thème des lamentations sous une variation miséreuse; le discours de la justice contrariée arrose les passagers de postillons alcoolisés. Le malheur sent trop mauvais pour inspirer la compassion. Et le clodo nous traverse comme un fantôme. Pourtant, le peuple des Hommes qui puent sont des motivateurs publics. Qui, en les voyant, oserait exiger plus de sa propre vie ? Ils devraient être payés pour ça.

            Ces considérations involontaires brûlent ma cervelle quand « lasciate mi cantare » : un accordéoniste roumain soudain me supplie de le laisser chanter. Je tolère son spectacle révoltant tant qu’il ne me parle pas, surtout qu’il ne me regarde pas. Sa gaîté mal feinte a explosé le barrage de civilité que je porte dans mon ventre : la rage se répand dans mes veines. Je pourrais frapper n’importe qui et tout à coup, je suis écrasé sur la porte vitrée par un adolescent obèse qui me glace le sang. La haine se transforme en angoisse. J’essaye d’imaginer quelque chose de plaisant, mais mes yeux clos ne laissent aucun répit à mes oreilles. Je suis bloqué dans un enfer d’acier grinçant, de remarques idiotes, de pleurs de bébé. Toutes les images, tous les mots, tous les bruits que j’ai jamais expérimentés, dans l’éveil ou le sommeil, se mélangent devant moi comme si je regardais des écrans superposés.  Cette sensation m’arrache à moi-même, quand un virage brutal me rappelle que mon âme n’est pas encore orpheline. Des yeux intenses m’épient, ces yeux peuvent sentir la peur. Si je voile les miens d’indifférence, ils attaqueront quelqu’un d’autre ; la grosse à côté qui fredonne cet air stupide par exemple, ça la calmerait. Des touristes s’amassent contre moi, l’une colle son visage à mon aisselle. Elles se plaignent de l’accueil des français. Je devrais leur dire quelque chose mais il faudrait parler anglais. Je ne suis pas si téméraire. Alors je me concentre sur un but : rester en vie. Je regarde « dehors », notre tombe dérangée par des éclairs de câbles électriques et je me demande pourquoi les ténèbres s’obstinent à réfléchir nos êtres insignifiants. Je me souviens de l’amour. Je me souviens qu’une fois, j’ai été aimé, au dehors. Mais le passé semble aussi mort que ce qui n’a jamais été. Je ne serais jamais plus que le moment que je suis en train de vivre, et jamais moins que l’envie de le quitter. Ces deux points dessinent mon chemin comme ce trajet obéit aux stations. Un gloussement. Une femme se moque. Tellement méprisante. Avant, dans le cul des femmes comme elle, je trouvais ma puissance. Un jour, tremblant comme un affamé dans la vacuité d’un de ces culs, je me suis trouvé pathétique. En plein coït. Depuis, je ne peux plus voir une femme sans avoir la nausée. Elle descend là, c’est ça casse toi.

            On ne peut être seul nulle part. Il faut bien des figurants, toujours les mêmes. Le métro s’arrête au milieu de la galerie, les passagers sont bien sages dans leur bulle d’air coincée sous des tonnes de béton. Puis ils se mettront à courir partout, à crier. Inconscients, derrière vos vêtements propres, vous ne saurez pas vivre. « Régulation du trafic ». J’entends les ongles gratter les peaux mortes, les jambes qui tremblent prêtes à bondir, et les yeux racler leurs orbites ; l’orage est sous la peau de ses fous-là. Ils cherchent à distraire leur angoisse : l’un s’hypnotise avec un écran tactile, l’autre s’indigne pour une patte écrasée ; parce qu’ils savent, l’arrêt imprévu fait étincelle dans leur conscience, ils savent qu’ils sont coincés, que l’humanité qu’ils ont acquise à la surface ne les sauvera de rien, ici, si leur corps doit attendre de subir le destin. Je suis au spectacle. Plus personne ne me regarde, l’observatoire a changé de camp. Au pays de la survie, je suis chez moi et vous êtes tous des bêtes grossières et sans instinct. Ils attendent. Je ne suis plus le seul piégé. Le PD qui pue la multinationale, la relique qui, le visage noyé sous des lambeaux de peau molle et fripée, voudrait encore être une femme avec ses lobes d’oreille longs comme des langues, tendus par le poids de perles en toc, le blédard et son blouson en faux cuir, la blanche avec ses dreads et ses aspirations révolutionnaires qui n’attendent qu’un CDI pour s’évanouir, le couple de jeunes beaufs déjà vieux à vingt ans, la petite dame et ses yeux presque fermés à force d’en avoir vu, le pakat et son polo rayé qui est probablement plongeur ou vendeur de roses et l’autre qui se trouve très belle avec sa bouche de morue, le grand type avec sa raie sur le côté et son imper beige, quelle caricature, et celui qui se croit sorti d’une prison américaine avec son fond de culotte à 20 cm du sol peut-être, maintenant qu’ils n’ont plus d’issue, peut-être que la solitude n’existe plus. Maintenant nous sommes égaux, débarrassés des issues de secours, suspendus au bon vouloir du hasard entre l’être et le rien, maintenant nous vivons ensemble, voilà ce qu’est vivre vraiment ; et cela même quelques secondes, c’est assez. Mais ils ne comprendront pas. Ils gaspilleront tout ce temps à étouffer et à courir parce que c’est la seule chose qu’ils savent faire, tous, fuir et se divertir. Une secousse. Comme engourdi par un sommeil maladroit, le membre métallique rampe paresseusement sur les rails ; il reprend sa traversée, nous ne crierons pas ce soir. Les roues hurlantes à l’approche de la station nous volent notre cri ; cela les soulage sans doute de n’avoir toujours pas à être des Hommes. Les roues crissent, mon cerveau transpercé par le bruit regrette d’avoir voulu voir la violence exploser. Tout doux, je suis tout doux.

                 Terminus. Créteil-Préfecture. Une fois de plus, ils sont sauvés ; et moi aussi peut-être. Les portes s’ouvrent comme un coup de feu, la masse se déverse hors de la cage. Je glisse de la rame avec le banc de bipèdes qui trace mon existence jusqu’à l’extérieur. La lumière sale et brûlante découpe les êtres en rangées de silhouettes déshumanisées qui s’agitent. Tout résonne, tout se noie dans un bruit excessif, intolérable. Je veux m’échapper de la certitude des prochaines minutes; je me vois déjà dehors, j’ai déjà tout vécu. Je tranche le flot de chair en diagonal, faisant rebondir sur mon épaule une boule à mèches blondes. Une imitation golden boy refuse de ralentir à mon approche, il trébuche ; de larges épaules coiffées d’un crâne chauve, livide presque fluorescent, m’emportent un instant ; la collision me donne l’élan pour atteindre un des sièges bordant les quais, seul bout du monde accessible et supportable pour moi maintenant.

                Je dégouline de ma hauteur, liquide comme si ma peau avait rompue, et je m’abandonne au siège tel un enfant blessé aux bras de sa mère. Car c’est bien d’elle dont j’aurais besoin. D’un regard de ma mère. Ou d’un regard de Dieu. Mais les deux sont morts, si j’en crois Nietzsche et mon passé. Pour réchauffer mon âme, je ne peux compter que sur l’orange criard de ce siège public, là, à la station Créteil-Préfecture.  A ce constat, la solitude irréductible de l’Homme me saisit à la gorge et je ne suis plus sûr de respirer suffisamment. J’essaye de rattraper l’air qui me manque, mais il me semble que j’étouffe. Des souvenirs se déroulent machinalement dans mon cerveau, comme si je tournais les pages sans fin d’un catalogue de prêt à porter. Tous ont le parfum de l’angoisse poisseuse et du vide inéluctable. Tous me démontrent qu’il est insoutenable de vivre, même la banalité, même la normalité.  Je pense à demain ; aux gestes qu’il faudra faire, aux mots qu’il faudra dire, aux heures longues qu’il faudra vivre, sans voir à l’horizon du jour ou de la nuit l’espoir d’un réconfort. Et comme un boomerang, l’amertume de mes pensées me renvoient mon image grotesque : celle d’un homme qui, n’ayant nul refuge, se noie en lui-même aux yeux de tous. Il faudrait que, dans un regain de dignité, je me lève, que je parte, que j’aille me cacher. M’embourber dans les cabinets de ma conscience, me souiller dans la souffrance la plus scabreuse, mais sans offrir ma déchéance à l’indifférence des passants.

           L’idée de me sauver est passée, lointaine. Je n’ai pas eu le mouvement de la saisir. Je reste assis, statufié. Mes yeux paralysés ont jeté l’ancre sur les rails du métro et je sens tout mon être plonger vers cette amarre. Ma vision est bordée d’une brume noire et blanche qui me fait voir comme par le trou d’une serrure. Je suis enfermé en moi-même.  A l’extérieur de mes yeux, le décor ondule comme l’eau d’un lac. Le monde autour semble être devenu une extension de moi-même. Lui aussi tremble et vacille, visiblement.

         Et moi, même retenu aux rames par les yeux, je m’enfonce derrière les murs, derrière le sol, derrière le monde. C’est ma Conscience, ma malédiction, qui me parle avec son langage inintelligible. J’en suis prisonnier. Je le sais. Mais la logique n’est pas assez solide pour porter mon poids : je tombe. En chaque circonstance – endormi, buvant, mangeant, travaillant – ma chute, ma fin certaine, laisse trainer son corbeau, l’ombre sur ma tête, pour qu’il guette patiemment le moment où, cette fois m’étant enfoncé trop loin, piégé définitivement dans mes revers, il pourra faire disparaitre mon corps à coup de bec. Et maintenant, que par une trahison des sens, l’extérieur et son objectivité palpable me fait défaut, je comprends que je n’ai jamais cessé de chuter ; que l’entracte n’est pas la crise, que c’est le quotidien, l’entracte. J’attends. J’observe mon vertige, incrédule face à la profondeur de ma chute, attendant d’être fondu définitivement dans les souterrains ou de revenir à la surface. Je suis vide, j’avale tout ce qui autour est solide. Je le transforme en vapeur, dont les couleurs changeantes ondoient sous mes yeux. Je ne retrouverais pas la virginité de celui qui ne s’est jamais quitté lui-même. La connaissance marque le corps comme une blessure, je suis tatoué, condamné à retraverser continuellement cette terre, que je n’aurais jamais dû découvrir, qui est celle de la mort de l’esprit et du cœur avant celle du corps.

            Mes sens ont arrêté de me tromper ; autour, tout est redevenu normal, terriblement neutre, quand une fois, de plus, je suis détruit. Sans raison ni preuve. Mais toujours pas désintégré.

          Le travail, ma cohérence, le quotidien et ses visages, me reviennent comme d’une vie ancienne et je reviendrais aussi à eux. Certainement.