Un thé chez Fabienne

par Ventre

D’un côté, cette vieille petite fille aux cheveux foncés plantée sous un chapeau grotesque me fait à la fois l’effet d’un cerveau fourmillant et d’une course folle et vaine.
Je la vois accoudée à un fauteuil mité, portant des souvenirs de séants autres que le sien, et supportant sa frénésie créatrice sans qu’elle ne l’entende s’essouffler. Elle écrit, appliquée comme ces enfants modèles, la bouche en chanterelle et le cœur assis à sa corolle, vantant le Japon grandiose et noble qu’elle ne fait plus que fantasmer. Dans sa prose maniérée et un peu triste, elle glorifie sa couche, terre à la mort chuchotée, confondant l’effroi et la pudeur de son peuple terrassé par le drame qui fut son hurlement. 
Amélie est seule. Non pas qu’elle ait peur de pénétrer le monde ; elle sait pertinemment où poser les pieds pour qu’il la reçoive.
Quel monde console Nothomb, si ce n’est celui qu’elle choisit, probablement à force de voir saigner sa naïveté sous la morsure lucide des constats, ce petit monde ravissant, balbutiant, reprisée de toutes parts de fils dorés tranchants ? Sous les ongles de Nothomb, les facéties singulières d’un ego épluché.
Elle restera probablement cette petite Sophie, la cruauté en moins, assise à table avec un lapin pelé et une poupée sans yeux, servant un thé inexistant dans une dînette précieuse. Baroque et vide.
Qu’elle boudât Fabienne pour devenir Amélie lève également un questionnement. Eut-elle simplement honte de n’être que femme, qu’elle en vint à cristalliser tout son être dans un prénom fleurant les cerises et l’insouciance? Amélie, Fabienne, pardon, parle, que diable.
Laisse les cerises aux corbeaux qui les torturent, et ramène-nous ton sang. Pas celui que tu brodes en souriant, non, ce sang-là est fait d’une toute autre matière. Je te parle de celui qui coule sur tes genoux quand tu te gifles et te détestes. Celui qui te suce jusqu’à l’origine du Monde.
Il vient de partout, ce sang, mais tu ne l’entends pas. Miséreuse. Assise sur le strapontin de la créativité à regarder défiler devant tes yeux sans cesse émerveillés et blasés cette dernière séance, passant en boucle depuis des années -l’on dit, tu dis, d’ailleurs, que ce sera la dernière, mais la magie fait que la théorie du Ruban de Möbius fait encore là un coup d’éclat-, tu ne le vois pas couler le long de tes jambes. Pourtant, c’est cette substance dont tout auteur est fait qui enfante l’impossible en fécondant les terres mortes.
Qu’en sais-tu? Mais tout, triste fantoche, tout.
Tu en sais les angoisses et les virgules qui enserrent la gorge, tu en sais les projections et les envolées, tu en sais les meurtres des âmes et des sociétés. Pourquoi continuer alors à renifler le fond de l’air en te demandant ce qui ne tarderait à pleuvoir? Tu as le pouvoir de faire trembler n’importe quel cumulonimbus pour retourner les tripes des suiveurs et les appeler à la révolte. Tu peux, de ton seul verbe épileptique, renverser le cours des choses.
Laisse ce Japon que tu pleures. Il ne te pleure pas. Laisse ces ventres se repaître du cynisme, ces autodafés signer la fin d’un règne, ces amies se languir dans des danses à la Chateaubriand.
Appelle. Fort.
Là, tu ne fais que sourire poliment à ton petit monde enfoui, celui que tu embrasses au réveil, entre le thé et la tapisserie, l’ombre des armoires grinçantes et la cire des marches d’escalier, dans cette petite maison de poupée sans âge, émue aux larmes que le cours des choses ne change point. Le tapis est à sa place, le cahier que tu chéris t’attend au fond du tiroir, cette plume que tu vénères d’être plume époussette son tablier, que tu la trouves apprêtée et à ton service. Rien ne bouge. Il suffit de se retourner pour que demain ait la même gueule qu’hier.
Dehors, l’on s’interroge sur Fabienne, enfermée dans son délire égotique, tandis que dans les métros d’Osaka ou d’ailleurs, entre deux frémissements de plaques tectoniques, l’on traque le dialogue qui décollera le vernis de la vérité : Fukushima n’est ni à prononcer, ni à dénoncer. 
La noblesse dont parle Fabienne se meurt dans la nappe à carreaux de sa dînette quotidienne où le lapin limé, toussotant devant son assiette vide, réclame le droit à l’existence. Amélie obéit et lui apporte du rab de soi. Après tout, elle en a trop, à revendre, à cumuler, à nourrir sa planète entière. Cette ration-là fera bien l’affaire.