On ne bâtit jamais que sur du sable

par Olivier Ramonteu

On ne bâtit jamais que sur du sable. Il connaissait pourtant ce vieil adage. Et pourtant, il avait un jour décidé d’arrêter sa vaine marche en avant, sans but ni horizon. Il avait laissé le chemin continuer devant lui, il avait abandonné dans la nuit des possibles ces croisements et ces voies sans issues. Il avait fait le choix de s’arrêter. Enfin. Au cours des trente-trois années de son existence, il avait chéri sa liberté et le destin auxquels il se remettait corps et âmes. Mais il avait abandonné tout cela. Il avait laissé derrière lui la vieille peau de serpent qui lui permettait de glisser entre les rocs et la poussière du monde, il avait abandonné sa pelisse de vieux loup solitaire qui le réchauffait pendant les nuits d’hiver. Il l’avait fait par amour. Il l’avait fait pour l’amour. A trente-trois ans, il avait sacrifié sa vie. Sa vie d’avant. Sa vie de toujours. Il savait alors que la nouvelle vie qui l’attendait serait plus dure, plus exigeante, mais que ces efforts la rendraient plus belle encore. Il savait qu’elle ne dépendrait plus seulement de lui seul et qu’il faudrait la bâtir avec d’autres mains que les siennes, mais il l’acceptait. Il prit à pleine main la terre qu’il avait foulée jadis et il commença à bâtir, il commença à élever un édifice au-dessus du sentier, au-dessus de l’horizon. Mais alors qu’il construisait cette oeuvre, aveuglé par sa tâche, il oublia d’enlever sa vieille peau de serpent qui traînait encore sur le sol. Et maladroitement, il commença à la recouvrir de glaise et de pierres. Ce n’est qu’au bout de deux années, alors que la sueur ruisselait sur sa peau et que ses muscles se tendaient à se rompre, que celle qu’il aimait tant et avec qui il partageait la boue dont ils enduisaient leurs murs aperçut à ses pieds une étrange toile sèche qui lui était familière. C’était la vieille peau de serpent qu’elle lui avait vu porter lorsqu’ils s’étaient rencontrés. A l’époque, sa surface lisse et froide qui semblait recouvrir des muscles et des nerfs tendus et noués l’avait attirée, mais maintenant, elle paraissait inutile et laide. C’est pourquoi, elle tira sur la peau de toutes ses forces, mais dans cet effort, elle arracha le bas du mur qui soutenait l’édifice. Et c’est sans un bruit, dans un silence surprenant que la tour s’effondra sur elle-même. Il ne restait de tout cela qu’un tas de boue informe et vulgaire. Tout ce qui avait été beau se retrouvait réduit à néant. Puis, passée l’hébétude de la catastrophe, il vit par-dessus le monticule de gravas, le tracé du chemin qu’il avait délaissé jadis. Il revit les ornières, les fossés. Il ne lui restait plus qu’à reprendre son chemin, sans but ni horizon. Il n’avait plus ni sa peau de serpent, ni sa pelisse en peau de loup. Il aurait froid sans doute, mais à cela, il n’accordait plus la moindre importance. Le froid ne mord que ceux qui vivent.