Je me souviens que j’ai oublié

par Ka

J’aimerais me souvenir mais la nuit est sans lune à l’intérieur.
Je sais que les choses sont là.
Je n’y ai pas accès. Je cherche. Je ne sais pas quoi chercher. Je n’ai jamais su.

Le vide est immense. Il déborde.

Dans mon crâne je sens les yeux qui tournent.

Les murs sont lisses ils me renvoient mon image inlassablement le visage avide.
Mes mains étaient les gardiennes
Mes mains étaient les gardiennes

Elles ne sont plus les miennes.

Repus de portes sans poignées les murs se moquent.
J’entends le rire
Il prend toute la place.

Je devrais être aspirée moi aussi par ce vide affamé
Qui prend tout.
Et si je ne le suis pas ?
Je reste là.

Je suis une île
A la dérive
Qui a perdu la mémoire
Un morceau de continent
Qui ne reconnaît plus sa terre.

Pourtant je me souviens qu’il est des choses qu’on sait.
Elles ne connaissent ni l’oubli, ni la naissance.
Elles veillent.
Elles n’ont nul besoin d’être listées, répétées, récitées. Elles sont les étrangères, les étranges.

Sans lesquelles je me sentirais étrangère à ma propre maison.

Mon corps est devenu trop grand.
Je me suis perdue à l’intérieur.
La comptine est redevenue comptine.
Elle n’est plus prophétie.

Pourtant je me souviens que je ne voulais pas dormir pas céder aux berceuses.
Je voulais retenir, retenir le jour encore. Le prendre dans la main maladroite et le porter à la bouche, comme les araignées du parc. Le mâcher, l’avaler, le digérer.

Le présent ne devient pas passé. Il s’évapore.

Il laisse en suspension dans ce lieu qui n’appartient ni au temps, ni à l’espace une chose que l’on ne peut nommer. Il n’existe aucun mot pour la définir. Elle est entre. Si les cinq sens était une fratrie. Elle en serait le petit frère bâtard. Celui qui fait partie mais est un peu à part. Celui qu’on ne veut pas voir mais qui du simple fait d’être là, badigeonne tout de sa couleur.

Celui qui colorie obstinément en débordant les lignes. Non parce qu’il n’est pas appliqué mais parce qu’il ne voit pas les lignes comme le bord d’un monde.

Je me raconte l’histoire que je ne peux saisir.

Les pages que j’ai arraché du livre n’étaient pas à leur place. Maintenant je sais que ma mémoire n’a pas cru bon de les auréoler d’un cadre. De les mettre à l’abri du bruit. Ce ne sont pas des reliques. Tout simplement parce qu’elles ont été écrites dans ces cahiers aux pages fines qui sentent encore le bois et qui portent de sa couleur l’ombre, délavée, usée. Ces pages étaient des brouillons.

Les préliminaires sans intérêt d’une vie qui tardait à commencer.

(Un temps)

La vie m’est devenue familière.
Le train passe dans la campagne.
Là
Il y a une route surement
mais presque pas de maisons.

Un arbre seul au milieu d’un champ.
Je m’attends à cette image.

Pourquoi aime-t-on inconditionnellement la solitude de cet arbre dans ce champ ?

Je ne m’attache pas au champ

Je vois l’arbre.

Le champ n’existe que par l’arbre.
L’arbre n’est seul que par le champ.

Le train glisse sur les rails
Je cherche le poids de la ferraille
Ça fait longtemps

Sous mes pieds les racines

Je suis assise
Mon corps ne comprend pas.

La vie te prend par surprise.

Un jour
Puis passe.
Inaperçue
Jusqu’à un autre jour. Un jour où elle continue à extirper de gorges intactes le cri premier.
L’un expire, l’autre inspire. Le témoin suspend tous les souffles.

Dans le stade, les athlètes courent. Ils passent le relai et abandonnent leur corps à la terre.

Elle n’existe jamais autant que lorsqu’elle se tait.

L’estomac se tord à l’intérieur
Ça ressemble à la faim
Sur le sol
les morceaux d’histoire
morte tombent
J’ai retourné ma chambre d’enfant.
Sorti les cartons
Au deuxième étage de la maison
Sur le sol je les ai ouvert
Les morceaux d’histoire morte
Les tombes.

Je n’ai pas mal
J’ai faim

Il y a une petite forêt.
Par la fenêtre du train je vois juste
Une forme
Posée.
Un bouquet d’arbres planté.
J’aimerais ne pas savoir les contours.

L’image me quitte.